Nina Bouraoui, dont l’écriture associée à l’idée que je me fais de la narratrice me paraît toujours haletante, essoufflée et jamais rassasiée. Elle ne s’arrête jamais, il y a une urgence. C’est renforcé par la construction : dans de nombreux romans, il n’y a pas de saut de ligne, pas un espace, pas un chapitre ne nous permet de respirer.
Elle parle de l’action du présent et du passé qui reste présent (« Je marchais dans le présent, sans en percevoir ni le début ni la fin. » Nos baisers sont des adieux, paru en 2010, Stock). Elle fait battre le temps sur elle, sur sa peau, sur le corps. Il y a les « il y a » qui s’amoncellent et qui ajoutent à cette pluie du temps.
La course enivrée se poursuit à l’intérieur des chairs, ou confrontée à l’extérieur où même l’air n’est jamais anodin, il chauffe, il frotte. Elle vit chaque élément qui arrive à elle et qui compose un pays, une scène, un personnage, une saison, une vue, une lumière … C’est comme si tout en elle et autour d’elle vibrait comme une battement de cœur géant.
La voix résonne dans ses mots, dans ses phrases courtes et denses, ou longues et segmentées qui courent, qui serpentent vite.
L’extrait le plus important qui fait écho ici car il décrit la prise de voix par une professionnelle de la voix off, paru dans « Nos baisers sont des adieux » en 2010, Stock :
« UN MICRO NEUMANN, PARIS 2008
Il était relié à l’ordinateur. Il captait la voix de l’Amie qui serait fixée ensuite à des images en mouvement. A l’écran, le spectre de la voix faisait des lignes qui me faisaient penser aux lignes d’un électrocardiogramme. Toute la vie tenait là, ses lenteurs et ses vitesses, ses blancs et ses souffles. Les défauts étaient représentés par un segment vertical que l’Amie isolait puis effaçait.
Il lui était possible de tout corriger, de tout déplacer. Elle effaçait les souffles trop forts, démontait les silences trop longs.
Elle était précise, exigeante.
Je voulais lui soumettre mon cœur, ses manques et ses excès. Je voulais qu’elle le relie à un autre cœur, qu’il guérisse de ses doutes, de ses tourments.
J’imaginais le spectre d’une voix pendant l’amour telle la radiographie du plaisir. »
Elle décrit les voix comme une matière :
« C’est l’anniversaire de ma sœur, nous sommes dans l’appartement de la rue X, il y a cette odeur de l’été fin août, il y a la chaleur de Paris qui monte comme un feu, il y a ces voix, ce sont les voix de ma famille, elles forment des couches qui se superposent, comme s’il y avait le souvenir de la première voix, sa trace, qui restait en suspens, c’est un brouillard de voix, puis c’est une forêt de voix, et il faut trouver son chemin, il faut trouver les bons mots, pour se faire entendre, ce n’est plus la force de la voix qui compte, c’est le contenu, c’est ce qu’elle porte, ou plutôt ce qu’elle transmet, puisque mes mots sont comme une maladie quand je dis : « Vous ne pouvez pas comprendre. »
Page 91, Mes mauvaises pensées, Stock, 2005, Prix Renaudot.
Elle décrit les voix comme une forme, force autonome :
« Il faudrait faire un livre de voix, il faudrait que les mots s’écoulent aux corps, parce que les voix sont une entité, elles sont vivantes, elles viennent de si loin. A Alger, on dit que je crie toujours, que je ne sais pas parler, parce que déjà il faut traverser le brouillard de voix, le rompre, les voix portent aussi l’amour, et je pense qu’il y a trop d’amour dans cette famille, trop de mains qui agrippent trop de sentiments qui cachent la chose : la peur. C’est pour oublier la peur que nous fixons nos voix, ma sœur et moi, sur les bandes magnétiques, chaque soir, enfermées dans sa chambre.
Page 93, Mes mauvaises pensées, Stock, 2005, Prix Renaudot.